Nouvelle publiée dans le recueil : LE FAISEUR D'HISTOIRES
Le père avait décidé de passer l’après-midi devant le récepteur de télévision. Pourtant, c’était une belle journée d’automne et il avait promis à son fils de l’emmener ramasser des châtaignes. A cet effet, il avait pris quelques jours de ces petites vacances appelées d’un nom curieux : « air tété » ou « air d’été ». Patrick avait bien une fois demandé aux parents une explication sur cette étrange appellation, mais ils s’étaient contenté de rire et avaient trouvé judicieux de le laisser dans l’ignorance.
Le père était d’humeur sombre, un peu comme après l’élimination au premier tour de l’équipe de France de foot-bal lors de la dernière coupe du monde. Sur l’écran, des chiffres défilaient. Très vite, le jeune garçon comprit que leur couleur avait une grande importance et entraînait des réactions chez son géniteur ; le rouge c’était l ‘angoisse, le vert le soulagement. Parfois apparaissait une courbe à allure de montagne russe mais qui, au fur et à mesure que les heures passaient se rapprochait du bas de l’écran. Mais ce qui impressionnait le plus l’enfant, c’était les propos tenus par des messieurs très sérieux qui, d’un ton sans réplique donnaient une explication à tout ce qui était en train de se passer. Dans leurs discours, le mot « Marché » revenait sans cesse d’une manière lancinante. Ainsi «le Marché » n’avait pas aimé, il exigeait , il appréciait, il sanctionnait. Beaucoup de verbes étaient utilisés mais jamais : rire, rêver, chanter…
Le Marché faisait beaucoup de reproches, mais on ne savait pas toujours très bien à qui .Les salaires augmentaient trop, on ne licenciait pas assez et surtout pas assez vite, la déclaration de guerre à l’Irak tardait trop à venir, la mise en place des médicaments génériques était une mauvaise chose puisqu’elle posait des problèmes à l’industrie pharmaceutique. Tout cela était néfaste pour les habitants du royaume du Bien c’est à dire les actionnaires. Mais il y avait des raisons d’espérer : dans certains pays on augmentait les budgets militaires, dans d’autres on modernisait, c’est à dire que l’on réduisait d’une manière significative les dépenses sociales. Mais ce n’était pas suffisant et le Marché grondait, sommait les dirigeants politiques de redoubler d’efforts dans ce sens.
L’enfant, fasciné, écoutait et ce qu’il en percevait l’amener à se demander pourquoi le Marché se montrait si méchant. Il devait être très puissant puisque tout le monde pliait le genou devant lui et semblait admettre sans restriction ni retenue sa suprématie. C’était donc lui le maître du monde, même si on ne voyait son portrait ni celui de sa famille dans les journaux et les magazines. Etait-ce un dieu, un empereur, un roi, un dictateur, un président de la république ? Peut être tout cela à la fois.
A 17 heures 30, le père poussa un gémissement car un nombre à deux chiffres de couleur rouge et précédé du signe moins venait d’apparaître en gros plan sur l’écran. La mère eut un éclair de compassion : « Cela remontera », mais le naturel revenant au galop, elle morigéna son incapable de mari qui préférait perdre leurs économies à la Bourse plutôt que d’investir dans des vêtements chics, des parfums de prix, des bijoux ou des vacances dans des pays exotiques.
Comme à chaque orage, Patrick s’enfuit et se réfugia dans sa chambre. Et fidèle à son habitude, en garçon logique et raisonnable, il perçut clairement les leçons à retenir de la journée. Les monstres plus ou moins imaginaires qui peuplaient son univers d’enfant : ogres, vampires, sorcières, savants fous, créatures diaboliques ou galactiques susciteraient en lui désormais moins d’effroi que celui bien réel et dépourvu de poésie qui dirigeait d’une main de fer le monde des adultes c’est à dire « LE MARCHE ».
anti_bug_fck