Histoire courte et intégrale tirée du recueil A ELLE
C'est une jolie petite ville mais Brassens est mort. Ses chansons sont encore fredonnées même par ceux qu'elles étaient censées choquer. Mais ici, la jolie romance où il est question d'amoureux et de bancs publics n'est plus d'actualité. Monsieur le Maire et le Conseil Municipal l'ont décidé : il faut chasser les vagabonds, les Sans Domicile Fixe comme on dit, afin que la ville reste reste bien propre et conserve son image de marque.
Ils se vautraient, dormaient, mangeaient et surtout, murmuraient certains, buvaient sur les bancs publics. On les accusait, ces parasites, d'effrayer les vieilles dames et les enfants, de polluer, de véhiculer des maladies. Pour les inciter à partir, on a eu cette idée géniale : faire disparaître ce qui leur servait de table et de lit.
Il était là dans le square, à l'ombre d'un chêne, depuis des temps immémoriaux. Il était la mémoire du quartier. Il gardait le souvenir ému de caresses fugitives d'amoureux transis, de baisers profonds, de déclarations d'amour, de serments qui se voulaient définitifs et parfois de tendres et fougueuses étreintes.
C'est à l'aube que les employés municipaux vinrent le chercher. Il se débattit sans doute car on dut le briser pour pouvoir l'emporter. Et les cicatrices de ses pieds restèrent à jamais gravées dans le bitume.
Non loin de là, habitait un vieil homme. En lui naviguait la conviction profonde qu'il allait bientôt quitter ce monde. Il voulut s'octroyer un dernier plaisir, revoir le square de son enfance, de ses amours, s'asseoir, se chauffer une petite heure au soleil. Il vit l'endroit dévasté. Il ne put supporter cet ultime chagrin et s'effondra, les yeux criblés de larmes.