Histoire intégrale tirée du recueil " A ELLE"
Un instant je crus qu'il s'agissait de la charrette de l'Ankou, mais naturellement il ne pouvait en être ainsi. Je me trouvais dans cette bonne ville de Lyon et non en Bretagne. Et le grincement entendu provenait d'un véhicule plus moderne et plus rapide.
Nous étions à l'époque du solstice d'été. Il faisait encore nuit mais l'aube était proche. J'avais eu l'idée baroque d'assister à un spectacle dont j'avais oublié jusqu'au souvenir : le lever du jour. Le bruit se rapprochait ; je n'étais pas inquiet, seulement intrigué. Il me sembla distinguer dans le lointain une sorte de forme blanche qui se déplaçait dans ma direction. Bientôt je pus l'apercevoir : il s'agissait non d'un spectre mais d'une jeune fille à bicyclette. Elle était vêtue d'une robe blanche qui la rendait un peu irréelle. Elle fut surprise de me voir et dut faire un écart pour m'éviter ; puis elle ralentit et s'arrêta. Je la rejoignis. Elle me sourit et cette marque de confiance me fit chaud au coeur. Elle ne s'attendait pas à cette rencontre. Mais c'était plutôt une bonne chose car l'imprévu l'enchantait. Elle sortait d'une soirée un peu trop sage à son goût mais sympathique. Elle était un peu ivre de cette soirée passée ailleurs ; elle était décoiffée à cause du vent, du vin, de la musique et elle grillait tous les feux rouges..
Comme je me taisais, elle poursuivit : ne me regardez pas comme cela, je ne suis ni un fantôme, ni une froide intellectuelle, ni une chaude bécasse. Je suis vélocipédiste, anachronique, rêveuse et enfantine. J'aime m'amuser, je ne sais pas rendre la monnaie, ni tenir un balai, ni tricoter. Par contre, je suis polie et bien élevée ; on peut m'emmener au restaurant sans craindre que je boive l'eau du rince-doigts. J'aime me promener sur les quais qui sont si beaux la nuit, en cet équipage. J'aime la balalaïka, le piano, la littérature et les films de Truffaut.
Ami inconnu, je ne puis m'attarder, j'ai tellement sommeil ; ce soir sans doute je serai sage. Nous reverrons nous ? Laissons le hasard en décider.
Elle repartit, parcourut une dizaine de mètres, se retourna et me cria : de quel signe êtes-vous ? Mois je suis...Le reste de la phrase se perdit dans la nuit. Puis elle disparut ou plus exactement sembla se dissoudre dans les ténèbres. Je n'avais toujours pas réussi à articuler un seul mot.
L'air me sembla tout à coup plus frais ; je frissonnai. L'approche de l'aube peut-être ? Je fis quelques pas et rentrai dans le réel.
Et depuis, je longe les quais la nuit dans l'espoir toujours décu de la revoir. Les mois passent et le doute s'installe insidieusement en moi. Ai-je été victime d'une hallucination ? Etait-ce un songe ? Mes sens ont-ils été abusés ? Je ne me suis jamais senti à l'aise dans le monde dit des adultes et reste dans l'attente de quelque chose de merveilleux, d'extraordinaire qui illuminera, comblera le vide de mon existence. D'où cette quête..
Si vous voyez cette jeune femme, vous la reconnaîtrez facilement : elle se promène la nuit jugée sur un vieux vélo qui grince ; elle est vêtue d'une robe blanche, elle aime parler, elle est toujours pressée. Dites-lui que...que...je suis du signe du verseau.